Hydroélectrique : trésor national ou machine à cash ?

Le gouvernement s’apprête à ouvrir au privé la gestion des barrages, en dépit des enjeux cruciaux qu’ils représentent. Une résistance discrète s’organise.

L’hebdomadaire Politis consacre un dossier à la question de la privatisation des barrages hydrauliques dans son numéro du 16 janvier 2019 – N°1536

  • 662 barrages en France
  • 12 % de la production d’électricité (75 % pour le nucléaire)
  • 7 milliards de mètres cubes d’eau, soit 75 % des réserves d’eau de surface en France.
  • 68 % de l’énergie renouvelable produite en France.
  • 400 gros barrages gérés en concession, dont 80 % par EDF.
  • 150 concessions à renouveler d’ici à trois ans.

 

Les cinq experts qui partagent une choucroute ce midi-là, dans les hauteurs d’un appartement grenoblois, montagnes en fond, ont fait connaissance il y a quelques mois à la faveur d’une campagne de lobbying un peu particulière. Trois météorologues, un expert en crues extrêmes et une environnementaliste, rejoints au besoin par des économistes et des mathématiciens, tous salariés d’EDF, ont monté une équipe mobile qui, des salons du Sénat aux permanences parlementaires, partagent depuis un an un torrent d’arguments qui feraient passer pour semi-fou un partisan d’une privatisation des barrages.

C’est pourtant bien ce qui est dans les tuyaux. La loi française l’impose théoriquement depuis 1993, EDF s’y est préparée et la Commission européenne a mis la France en demeure en octobre 2015, en la rappelant à son propre agenda : la gestion des 433 barrages français dont EDF a la « concession » doit être ouverte à la concurrence du privé ; EDF doit abandonner des parts de marché pour que des multinationales puissent s’immiscer dans une nouvelle guerre de l’eau qui ne fera que des gagnants, a grondé la Commission. C’est, d’ici à trois ans, 20 % du parc hydroélectrique qui devra donc être délégué au plus offrant. En France, tout l’échiquier politique chuchote qu’il est contre, dans une rare unanimité. Sauf les gouvernements successifs, qui une fois installés semblent pressés d’attendre. Début 2018, Nicolas Hulot a proposé à Bruxelles de verser 150 concessions à la concurrence, sans pour autant passer à l’acte.

Le sujet a de quoi donner le tournis aux plus farouches défenseurs de la concurrence « libre et non faussée ». Car chaque barrage présente des risques spécifiques dignes de films catastrophes, avec un impact direct sur la facture des ménages et des enjeux pour le tourisme, l’industrie, la lutte contre le réchauffement climatique et pour la biodiversité. « Les experts ont tous un point de vue très différent sur le problème, s’étonne d’ailleurs Philippe André, météorologue et chef d’orchestre de la petite équipe d’experts (1). Tu crois avoir compris les enjeux, mais un témoin vient te parler de quelque chose que tu ignorais et te pousse à reconsidérer le sujet. »Les barrages, construits pour la plupart pendant les Trente Glorieuses, constituent la source d’électricité la moins coûteuse et le seul moyen viable de stocker de l’énergie, sous forme de masse d’eau prête à être « turbinée ». EDF turbine donc aux heures de pic de consommation et coupe aux heures creuses. Certains barrages pompent même la nuit l’eau turbinée la veille, pour répondre aux pics de consommation (2). Une méthode utile pour absorber l’électricité produite la nuit par le nucléaire qui, lui, ne fluctue pas. Et cette manne devient d’autant plus stratégique que la transition énergétique doit faire la part belle aux énergies dépendant d’aléas tels que le vent ou le soleil, dont il faudra de plus en plus compenser les caprices. Elle représente également une poule aux œufs d’or potentielle pour une entreprise qui serait tentée de jouer de la rareté, lorsque le cours du mégawattheure s’envole, pour maximiser ses bénéfices.

L’offre est trop belle pour Total, l’électricien public suédois Vattenfall ou le canadien Hydro-Québec, qui ont déjà manifesté leur intérêt pour ce dossier. Les partisans de la concurrence n’ont pas jugé nécessaire, en revanche, de déployer d’argumentaire digne de ce nom pour justifier de l’intérêt d’une telle privatisation pour les Français. Seul l’appât du gain, sous forme de redevance, est pris en compte par le législateur. Ce qui tient difficilement la controverse si l’on considère qu’une entreprise privée devra dégager des marges pour ses actionnaires et que ses investissements coûtent plus cher que pour la puissance publique, étant donné les coûts de ses emprunts souvent plus élevés.

« C’est une vision à 90 % idéologique », regrette l’ancien patron de l’hydraulique d’EDF de 2005 à 2014, Jean-François Astolfi, cité dans le rapport de Sud Énergie. EDF, de son côté, n’est pas opposée à la mise en concurrence, mais demande un processus équitable qui prenne en compte toutes les composantes du dossier et « souhaite se positionner sur l’ensemble des concessions mises en concurrence », sans être limitée si elle devait les remporter toutes.

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